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16 mars 2011

Harry Gruyaert Quartier de la Gare du Midi,

Harry Gruyaert

 

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Quartier de la Gare du Midi, Bruxelles

 

S’il en est encore qui s’interroge sur l’apport de la couleur en photographie, Harry Gruyaert devrait pouvoir apporter à cette juste interrogation quelques éléments de réponse.

Car au fond, la couleur, en photographie, n’est pas une évidence. Elle a constitué une conquête de la part d’une poignée de déterminés. Se pencher sur Harry Gruyaert, c’est forcément évoquer quelques noms parmi ces pionniers.

Aujourd’hui, ère numérique, nous refaisons à chaque cliché l’histoire de cette conquête. Parce qu’on hésite souvent, non pas lors de la prise de vue, mais lors du post-traitement, entre couleur et noir et blanc, l’interrogation quant à la pertinence de l’une par rapport à l’autre persiste. En argentique, la question se pose en amont, du fait, simplement, que la pellicule choisie déterminera le résultat. Dans ce cas, le choix est donc une prise de parti, une position esthétique forte. Et irrémédiable. L’avènement du numérique retarde cette réflexion, et nous met dans l’embarras du choix, le repousse a posteriori. Les yeux rivés sur l’écran, on essaye un passage au noir et blanc, on revient à l’originale couleurs, on hésite. De fait, il n’y a pas une même photo traitée de deux manières différentes, mais véritablement deux photos distinctes. On hésite.

Harry Gruyaert n’hésite pas. Harry Gruyaert impose la couleur. Et parce qu’il l’impose, la question  ne vient jamais à qui contemple ses œuvres d’une éventuelle version noir et blanc.

Ce que Harry Gruyaert nous enseigne, en même temps que cette génération de coloristes à laquelle il appartient, c’est qu’on ne fait pas la même photo en couleurs qu’en noir et blanc. La couleur, pensée comme matériau, exige autre chose que le noir et blanc. Il suffit de quelques images pour être convaincu que Harry Gruyaert ne pense pas la couleur dans la sempiternelle (et désormais futile, à mon sens) problématique du degré de réalisme de la photographie. On entend souvent : le monde est en couleur, photographions-le en couleurs. (Sous entendu : tel qu’il est.)


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Toilettes d'une discothèque, Lille

Il y a longtemps que la photographie, ou du moins une partie, a fait le choix de ne plus s’intéresser à la réalité stricto sensu. Pensons notamment au mouvement surréaliste pour qui la photographie constitue très vite une arme de distorsion massive, qui vient tordre le réel par la mise en évidence de certaines tricheries du procédé photographique lui-même, qui crée l’illusion du réel par le réel ou le rêve par l’exploration et la déconstruction de la réalité.

De plus, cette question du réel et de la réalité appartient essentiellement au photojournalisme (historiquement noir et blanc, et dont les plus grands noms ont vertement exprimé leur aversion pour la couleur) et à la photographie dite humaniste. Dans la tradition scientifique (voire scientiste) des premières utilisations de la photographie, le photojournalisme tel qu’il s’est développé au XXème siècle a pour vocation de documenter, de témoigner, voire d’instruire. En cela, elle suit la dynamique des Frères Lumières formant des caméramans qu’ils expédient ensuite aux quatre coins du monde pour en ramener des images, comme afin de tenter de faire le puzzle de la réalité, éparse, disséminée, multiple ; mais, dans l’utopie positiviste, une.

Et puis disons-le : le monde n’est pas. Le réalité n’est jamais que ce que l’on en voit. Le regard : un voile que l’on pose sur une masse, une forme invisible qui alors devient visible ; le réel.

Harry Gruyaert ne fait pas en couleurs pour faire plus vrai, plus réaliste. Dès ses débuts, Harry Gruyaert cherche à faire en couleur. A faire. Et non simplement à retranscrire, à reproduire, à témoigner. Harry Gruyaert, par la photo, semble investir et agir sur la réalité. C’est bien le cas de sa série TV Shots qui constitue son premier travail d’importance, et dont il tirera les premiers témoignages de reconnaissance.


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Tricher avec le réel : Harry Gruyaert joue avec l’antenne de réception d’une télévision, s’amuse à déformer et dénaturer la couleur des images retransmises. Harry Gruyaert photographie des images, et ses clichés deviennent des images d’images. Celles d’une réalité sous acide, psychédélique. La photo alors ne détourne rien, l’image n’est pas propagandiste : elle donne à voir les potentialités de perception du réel. L’image retrace une réalité déformée. Celle de l’image.


TV3   TV2

Partant de ce premier grand travail, on pourrait affirmer que Harry Gruyaert ne photographie pas ce qui est, mais ce qui pourrait être. Autrement dit, donner à voir la réalité dans ses potentialités qui sont celles des regards qui y sont portés, et qui définissent ainsi le réel.

On comprend donc aisément la citation de Goethe que Harry Gruyaert met en exergue de l’un de ses ouvrages (Lumières Blanches) : « La lumière est là et les couleurs nous entourent. Néanmoins, si nous ne portions pas de lumière et de couleurs dans nos propres yeux, nous ne les percevrions pas en dehors. »

La couleur conditionne et détermine la démarche artistique et photographique. Elle sert à voir autrement, peut-être autre chose, qui ne s’inscrirait ni au-delà ni en deçà du noir et blanc.


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Arrêt de bus, Marrakech, Maroc

Et c’est sur ce point, me semble-t-il, que se cristallisent les problématiques de la photographie couleur telles qu’elles se sont posées dès ses débuts, auxquelles se nouent les critiques qui lui ont été adressées. Henri Cartier-Bresson et d’autres pontes du noir et blanc jugeaient la couleur « vulgaire ». Elle n’était alors que le monopole d’une photographie que l’on pourrait qualifier de commerciale (mode, publicités, reportages pour certains magazines). Les articles truculents de certains journalistes lors de l’exposition de William Eggleston au MoMa en 1976, comparaient le travail de ce dernier à de banales photos de famille ou photos amateur (snapshot). Eggleston : à l’instant décisif bressonien, il oppose son concept de democratic camera. Il semblerait ainsi qu’il fasse siennes et revendique les critiques reçues : vulgaire désigne, étymologiquement, le commun des hommes. Democratic camera. L’objectif du commun ; la fin, en somme, de l’historique. L’avènement du non historique.

Car l’instant décisif de Henri Cartier-Bresson étendu au photojournalisme à la photographie humaniste est bien ceci : le témoignage de l’événement. D’où la forte parenté entre photojournalisme et Histoire. Le corollaire est, de fait, une certaine conception du temps : l’instant décisif fragmente le temps en séquences, qui sont autant d’événements. La photo couleur propose un temps qui serait non séquencé, non événementiel, non historique. Elle étire le temps, ne visant pas, comme on a pu le croire, l’anecdotique du snapshot, mais l’anachronique.

Pour autant, la photographie couleur ne renie pas complètement certaines caractéristiques du photojournalisme noir et blanc tel que développé par Henri Cartier-Bresson, Capa et consort. On retrouve notamment chez les coloristes une attention particulière et très rigoureuse portée à la composition de l’image. Et sur ce point, Harry Gruyaert s’illustre magistralement, peut-être davantage que ses pairs d’outre Atlantique. Car Harry Gruyaert n’est pas qu’un photographe de la couleur, il est un photographe de l’espace.


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Toilettes d'hôtel, Moscou

Ses clichés présentent très souvent de magistrales perspectives dont le centre de l’image constitue le point de fuite. Cette symétrie va même parfois jusqu’à déstabiliser par son degré de perfection : à la manière de certains peintres de la Renaissance et de leur cité idéale, elle témoigne d’une certaine virtuosité de la perspective. Dans ce cas, Harry Gruyaert ferme au maximum, et la netteté s’étend. C’est donc véritablement, encore une fois à la manière des fresques renaissantes, les lignes qui offrent l’impression de perspective et que vient contredire, en quelque sorte, cette ouverture maximale qui aplatit l’image : pas de flou pour donner le sentiment d’une mesure. Ou bien Harry Gruyaert se dégage du centre, pour offrir une vision non pas tordue, mais différée. Le centre de l’image n’est plus le point de fuite. Le point de fuite n’est plus dans l’image. Harry Gruyaert déplace le point de vue, déplace ainsi la perspective, car la couleur, cette fois, offre autre chose. Ou encore, quand Harry Gruyaert n’est pas en perspective, ce sont de grands aplats, ou plus exactement, des mises à plat de l’image. L’image n’a pas de profondeur, car aucune ligne n’indique de perspective. Là encore, par une petite ouverture de diaphragme, Harry Gruyaert mêle les plans, jusqu’à tous les ramener à un niveau unique qui donc écrase toute profondeur. Harry Gruyaert semble alors nous rappeler que la perspective est une invention, liée à un nouveau mode de voir et d’appréhender le monde. On retrouve donc parfois, devant certains de ses clichés, cette sensation étrange des peintures d’avant la perspective. Giotto photographe. L’échelle informe seule. L’image ne rend plus compte de l’espace dans sa profondeur, mais dans sa hauteur ou sa largeur, ses verticalités. L’image triche, l’image refuse le réel pour donner à voir un ensemble d’éléments télescopés sur un même plan, unique.


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Région de Msemir, Haut Atlas, Maroc

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"He's a half mind", Jaisalmer, Inde

Ainsi, Harry Gruyaert interroge : quelle est la place de l’humain dans ces vertigineuses perspectives, ou dans ces espaces aplatis ? La perspective est ceci : le redimensionnement du monde (et de sa représentation) à la mesure de l’homme. Harry Gruyaert n’est pas un photographe humaniste. Harry Gruyaert ne montre pas l’humain. Harry Gruyaert ne dévisage pas comme le fait Henri Cartier-Bresson et d’autres photographes dits humanistes. Harry Gruyaert fait deviner la figure humaine, ou la déplace en périphérie, ou bien s’attache à elle lorsqu’elle est voilé. Harry Gruyaert est un photographe humaniste pour la question qu’il pose de l’homme dans son environnement, dans ces espaces saturés de couleurs, tantôt d’une vertigineuse profondeur, tantôt d’une angoissante platitude. Comment la figure humaine s’inscrit-elle dans les paysages qu’il bâtit et qu’il façonne, mais qu’il a, semble-t-il, tant de mal à véritablement occuper ? Est-il seulement en mesure de trouver sa place ?


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Paris

C’est alors que l’on remarque ce que l’on ne voit pas : le noir. Harry Gruyaert est un photographe de la lumière, de ces jeux improbables entre ombres profondes et lumières saturées. L’humain est souvent dans l’ombre, une ombre qui vient le cisailler. Il est incomplet. L’ombre disloque les corps. On devine plutôt qu’on ne voit. Un bras, une main tenant une cigarette, un buste affalé. Derrière la vitre embuée d’une laverie automatique. Dans l’écran d’une télé allumée dans un salon vide et déserté. Une silhouette noire devant un tableau de Magritte. Faisant corps avec un feu de circulation. Bref. L’impression que l’humain n’est pas là où il devrait être, où il aimerait être. Des corps en tension ou d’une singulière immobilité. Lutte ou résignation. Cherche sa place. Souvent à l’abri de la lumière, des couleurs donc. Et quand Harry Gruyaert use du flash (d’une manière qui parfois rappelle Martin Parr), c’est pour braquer un projecteur trop intense et trop éphémère sur des jeunes en boîte de nuit, une femme allongée en sous-vêtement dans une boîte pleine de tessons de bouteilles, qui prend des allures de cercueil. L’homme se cache. Dans le noir que vient défier un flash, derrière un voile ou des murs de briques, dans des vêtements qui se confondent avec le décor (ce qui rappelle, là aussi, l’ironie cinglante de Martin Parr) ou des costumes napoléoniens.


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Discothèque, Bruxelles

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"Bal du Rat Mort", Carnaval du Casino, Ostende

Harry Gruyaert n’est pas un photographe humaniste. L’humanisme, comme la perspective qui en serait la traduction visuelle, est la reconsidération de l’homme, perçu au centre de l’univers. Les personnages qui rôdent chez Harry Gruyaert errent majoritairement dans les périphéries de l’images ou des éléments de composition majeurs de la photo. Et dès lors qu’ils sont au centre, l’impression est celle d’une inadéquation, ou d’une solitude et d’une difficulté à être.

A défaut de l’humain, Harry Gruyaert en guette les traces. Une planche à repasser à côté d’une porte close d’une chambe d’hôtel, une télé allumée, une fête foraine fermée ou abandonnée, des chaises vides… Ce sont des traces, traces de couleurs, qui indiquent ce qui a été, ce qui manque. C’est ce manque que vient combler la photographie elle-même : photographier des déserts urbains, domestiques ou naturels, c’est dire que ce ne sont pas tout à fait des déserts, puisque quelqu’un y est, qui en témoigne par une photographie, preuve tangible de la présence, du passage. L’œil humaniste et noir et blanc de Bresson faisait du positionnement du photographe l’un des paramètres essentiels de l’instant décisif. Être au bon moment, au bon endroit. Harry Gruyaert, au contact du vide, du déserté, ne laisse rien voir de sa présence. On trouvera en revanche chez un autre grand coloriste, Stephen Shore, une véritable recherche sur la figure du photographe, dans une lignée très américaine ouverte par Robert Frank. Celui-ci a sécoué la photographie en opérant une sorte de volte-face : Frank a placé le sujet dans la partie invisible de la photo. Ce qui s’observe n’est plus ce qui se voit entre les bordures de la photographie, mais ce qu’on devine face à ce qui est représenté. Frank ne témoigne pas des Américains, mais bien de lui-même. Le sujet n’est plus dans le représenté, mais l’acte même de représentation. Ce qui est observé est un regard, le sien. Lui.


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Souk de Meknès, Maroc

Pour revenir à Harry Gruyaert, il établit donc un dialogue, entre ce qui et ce qui n’est pas, le recherché et le deviné, entre le noir et la couleur. Ce sont ces deux derniers qui véritablement structurent l’image. La couleur n’est pas une simple forme, elle est chez Harry Gruyaert bâtisseuse de l’espace photographique. Ses clichés sont composés par la couleur qui rythme l’image, autant que l’usage des lignes de forces (généralement verticales, afin de donner du rythme aux images). La couleur constitue la photo autant que le sujet capté. Elle n’est pas une excuse, un prétexte, elle est une forme de langage qui tente d’établir une correspondance entre la figure humaine et son environnement. Correspondance, on l’a vu, souvent contrariée par ces grands aplats de noirs.

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Ouarzazate, Maroc

Et puis, parce qu’on ne peut s’y soustraire, se pose la question du lien et des rapports entre peinture et photographie. Simplement, me semble-t-il, parce que la photographie s’est historiquement imposée en et par le noir et blanc. Donc en partie par sa forme. Dès qu’elle s’exprime par et en couleurs, elle rôde dans le champ d’investigation qui est celui de la peinture. C’est parce qu’elle s’octroie le privilège des pigments qu’il y a une tension entre ces deux domaines qui semblent alors rentrer en concurrence. Mais pas seulement. Peinture et photographie sont deux media, qui se rejoignent tout simplement du fait de donner à voir (et étrangement, le cinéma, évolution technique de la photographie, n’a jamais semblé vraiment mettre en danger cette dernière, mais c’est un autre débat). La peinture choisit ce qu’elle veut offrir aux regards. Elle sélectionne. La photo, par son origine presque exclusivement documentaire et scientifique, tendait initialement à tout montrer, même ce qu’on ne peut pas voir - ou bien elle a servi (et sert encore !) à prouver une réalité hypothétique jusqu’au dévoilement du cliché. Ce qu’on ne voit pas parce qu’on ne le voit pas. La photographie est alors le gage de la réalité : elle valide celle-ci, comme si le témoignage, la reproduction instantanée avait plus de valeur que le fait, le produit, la réalité elle-même.

Mais c’est ignorer un simple fait, pourtant tout à fait déterminant : cadrer, c’est déjà choisir de montrer, c’est déjà sélectionner parmi la réalité, et parfois au-delà ou en deçà. Dans ses premières heures, la photographie était donc documentaire, industrielle, scientifique, louée pour tous les détails qu’elle était capable d’offrir. L’œil mécanique et mécanisé, la machine, surclassait la main de graveur, le pinceau du peintre. La photographie tendait à « tout » montrer (sauf l’homme, absent des premières conquêtes urbaines, ou bien sous forme de portrait, de salon ou de prison). La peinture, elle, encore une fois, refuse de reproduire toute la réalité malgré les vieilles poétiques aristotéliciennes, pour n’en offrir que ce que l’artiste en aura voulu extraire. Dans cette perspective, on peut affirmer, je crois, que Harry Gruyaert peint. Tout montrer ne l’intéresse pas. Harry Gruyaert n’est pas un reporter. Harry Gruyaert peint parce qu’il est le photographe de la couleur et surtout, de l’ombre. Les grandes zones d’ombre si caractéristiques de ces clichés (notamment ceux du Maroc) lui permettent de sélectionner, de choisir ce qu’il y a voir, à montrer. Ces grands aplats noirs sont pour lui le moyen de désigner le réel, de le trancher. De le sculpter. Matisse et ses ciseaux dans ses grandes feuilles bleues, rouges, vertes…

L’ombre, le noir, c’est un peu les ciseaux de Matisse dans l’œil de Harry Gruyaert.


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Rue Royale, Bruxelles

Pour terminer, il serait intéressant de voir comment Harry Gruyaert se distingue de ses pairs américains dont il a tant été question. La couleur en photographie est une révolution formelle sans égale. Jusque là, les bouleversements, aussi importants qu’ils aient pu être, étaient toujours monochromatiques, bien qu’il faille remonter jusqu’aux Frères Lumières pour retrouver les premiers développement industriels de techniques couleurs. Le grand chambardement est sans aucun doute venu des Etats-Unis. La réception qui en a été faite en France a jugé avec ambivalence cette nouvelle vague : si la couleur n’a pas été rejetée en elle-même, c’est davantage la pratique qui en était faite par les grands noms qui a pu déranger les critiques français. William Eggleston et Stephen Shore étaient jugés trop américains, Joel Meyerowitz était presque en retard de deux siècles dans l’histoire des arts visuels. Le vieux continent ne se reconnaissait pas dans les images nouvelles débarquées d’outre Atlantique. Il restait donc à définir la couleur européenne en quelque sorte.

Harry Gruyaert est sans aucun doute l’un des premiers, par sa pratique, à satisfaire cette demande implicite, en remportant en 1976 (la même année que les expositions d’Eggleston et de Shore au MoMa) la première édition du prix Kodak de la critique photographique. C’est une question à vrai dire délicate que celle de cette confrontation entre la photographie couleur européenne et américaine. Harry Gruyaert reconnaît l’influence déterminante de ses voyages, notamment aux Etats-Unis. Du point de vue pictural, il avoue avoir été marqué tant par le pop art que par la peinture flamande. Le confronter aux Américains, c’est courir le risque de réduire ceux-ci selon une lecture trop étriquée. Néanmoins, il convient de noter combien les productions photographiques américaines ont été centrées sur leur continent. La photographie participe de cette interrogation, cette quête identitaire typiquement états-unienne, dans un pays que la grande histoire a beaucoup moins marqué physiquement. Le parcours spatial de Robert Frank, comme celui de Shore, décentre cette quête de la nation à l’individu. Le premier intitule son ouvrage The Americans (le pluriel est important) tandis que le second ponctue Uncommon Places d’autoportraits dans des chambres de motel, de photographies de nourriture, et surtout de paysage dont on sent qu’ils tendent à donner à voir quelque chose d’immuable. Ce sont des endroits qu’on dirait justement oubliés de l’Histoire, des déserts, naturels et urbains, qui ont la force de manifestes identitaires. William Eggleston quant à lui, plus extrême dans le choix de ses sujets, compositions et cadrages, se centre davantage les manifestations et symboles quotidiens d’une société américaine disparate, et dont certaines vérités seraient à voire dans les zones périurbaines. Quand on lui fait remarquer l’étrangeté de ces compositions, du fait qu’elles se concentrent autour d’un point au centre de l’image, William Eggleston, né à Memphis, évoque le drapeau sudiste.

Harry Gruyaert conserve, lui, cette tripartition de l’image, ce sens de lecture diagonale, cette importance rigoureuse des lignes qu’il mue en couleurs. La construction de ses images, évidente, s’inscrit dans une tradition plus européenne de la photographie. On ne reconnaît pas la nervosité de Robert Frank, ni le rapport frontal de Walker Evans. On pourrait dire que Harry Gruyaert est plus « esthétisant », moins nerveux, dans une tradition plus pictorialiste finalement quant à ses paysages. L’identité des populations des pays qu’il parcourt n’est pas une fin, puisque les couleurs et la lumière la fondent, et que son image la compose plus qu’elle ne la questionne. La couleur elle-même est gage d’une identité qui n’est pas à découvrir, à forger. Elle compose et structure la photo, présentant ainsi cette tension curieuse entre harmonie et bigarrure, l’uni(fié) et le choc imprévu.

« La réalité, dit Harry Gruyaert, ressemble à un collage de Picasso dont les éléments n’étaient pas faits pour être mis ensemble, mais qui, soudain juxtaposés, signifient et disent quelque chose d’original et de très fort, insaisissable avant. » On rôde décidément au bord du surréalisme. La photographie alors ne témoigne plus seulement, elle prétend, comme n’importe quel champ artistique, décrypter l’inintelligible, dire l’indicible, donner à vivre une expérience, ici celle du (et des) sens.


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Manhattan, New York

Harry Gruyaert est aussi moins intimiste, voire moins intrusif. Sa recherche est véritablement celle d’une expérience de la couleur, donc nécessairement plus esthétique et moins revendicative. Le « democratic camera » d’Eggleston est plus politique et sociale. Pour autant, c’est bien l’image qui créé le propos, et non l’inverse. La volonté de donner à voir est une envie, une nécessité de dire. La photo ne fixe pas un discours pré-établi, elle l’articule. Harry Gruyaert est décidément plus attaché aux formes, aux espaces, aux chocs, aux contrastes, à une tension qui déborde de l’humain pour affecter son environnement. Si bien qu’on ne sait plus, à regarder ses clichés, dans quel sens pourrait s’opérer l’influence entre l’un et l’autre. La couleur ne vise pas le vulgaire américain, mais la mise en place et l’ordonnancement du réel pour mieux y accéder, et s’en émouvoir.

« La couleur, c’est un moyen de sculpter ce que je vois. La couleur n’illustre pas un sujet ou la scène que je photographie, c’est une valeur en soi. C’est même l’émotion de la photographie. »

 

-> http://www.magnumphotos.com/C.aspx?VP3=ViewBox_VPage&VBID=2K1HZOXS27845&CT=Search&DT=Image

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